CHAPITRE PREMIER

Angoissé, je me tournai de nouveau vers Finn.

— Pourquoi cet enfant ne se décide-t-il pas à naître ?

Il eut un léger sourire.

— Les enfants arrivent en temps voulu. Il est impossible de précipiter les choses. C'est pareil dans les clans cheysulis.

— Deux jours, Finn ! m'écriai-je. Je ne sais pas comment Electra peut supporter cela. Moi, je ne le pourrais pas.

— C'est pour cela que les dieux, dans leur sagesse infinie, ont donné aux femmes la tâche de porter les enfants, répondit-il avec l'humour acide qui le caractérisait.

— Ce ne sont pas les dieux qui lui ont fait cet enfant, mais moi !

— Et tu as prouvé que tu étais un homme. ( Il sourit ironiquement. ) Karyon, ne t'inquiète pas. Electra est robuste...

— Deux jours, répétai-je. Elle pourrait être en train de mourir.

— Non, dit Finn. Pas Electra. Elle est bien plus forte que tu ne l'imagines.

Je lui coupai la parole d'un geste, tout à mon inquiétude. Je n'en pouvais plus d'attendre de l'autre côté de la porte où Electra tentait de donner le jour à mon premier-né.

— Même Alix a perdu un bébé, lui rappelai-je.

Je me souvins de ma colère quand Duncan m'avait dit que l'attaque des Ihlinis contre la Citadelle avait fait perdre à Alix l'enfant qu'elle portait. II avait ajouté qu'il était peu probable qu'elle puisse à nouveau concevoir.

— Electra... n'est pas aussi jeune qu'elle le paraît, dis-je. Elle pourrait mourir en couches.

Duncan, comme tout le monde, oubliait aisément qu'Electra avait vingt ans de plus que son âge apparent. Elle n'était plus la meijha de Tynstar, mais elle portait la trace — la bénédiction ? — de sa magie.

— Par les dieux, dis-je, je crois que je préférerais livrer bataille qu'attendre ainsi...

— Ce n'est pas la même chose, affirma Finn.

— Qu'en sais-tu ? répliquai-je, irrité. Tu n'as même pas engendré un bâtard.

— Non, dit-il doucement, c'est vrai. ( Après un moment, il ajouta : ) Si tu t'inquiètes à ce point, je peux aller la voir et utiliser le troisième don cheysuli sur elle. Ce don ne sert pas forcément à contraindre à l'obéissance ; il peut aider une femme à faire ce qu'il faut pour que son enfant vienne au monde.

— Tu peux faire ça ?

— Oui. Je ne suis pas sage-femme, mais je suppose qu'Electra est effrayée. Comme tu l'as dit, elle est moins jeune qu'elle le paraît. Et peut-être craint-elle aussi que l'enfant ne soit pas un garçon.

— J'aimerais qu'il en soit un, mais je voudrais surtout la savoir en bonne santé et hors de danger. Ne perdons pas de temps, allons-y.

Je frappai à la porte de la chambre d'Electra jusqu'à ce qu'une de ses suivantes vienne ouvrir. Elle tenta de m'empêcher d'entrer, mais j'ignorai ses protestations et fis signe à Finn de me suivre.

Choquées, la sage-femme et les suivantes entourant le lit d'Electra nous regardèrent. Pour elles, nous — et surtout Finn —, étions des profanateurs.

Je m'agenouillai près du lit. Des cercles sombres soulignaient les yeux d'Electra, sa splendide chevelure était trempée de sueur et défaite, mais pour moi elle était encore plus belle qu'avant, car elle portait mon enfant.

— Electra ?

Elle ouvrit les yeux, et cria quand une contraction violente parcourut le ventre énorme dissimulé par une couverture de soie.

— Karyon ! Par les dieux, qu'on me laisse tranquille ! Je ne peux pas ! Je... n'y arriverai pas...

— Calme-toi, Electra. Finn va aider le bébé à naître.

Elle cria de nouveau en essayant de le repousser. La peur se lisait sur son visage.

— Karyon... Fais-le sortir d'ici. Je t'en conjure, obéis-moi !

— Finn, ne peux-tu rien faire pour elle ? suppliai-je.

Il s'approcha lentement, s'agenouilla auprès du lit. Il y avait une sorte d'émerveillement dans son regard, comme s'il comprenait pour la première fois ce que c'était que donner le jour à un enfant.

Il lui prit la main ; elle tenta de la retirer, mais il insista, patient.

— Ja'hai, dit-il.

Puis, sachant qu'elle ne comprenait pas la Haute Langue, il traduisit chaque phrase en la prononçant.

— Ja'hai — accepte. Cheysuli i'halla shansu. Shansu, meijhana — paix ; que la paix cheysulie soit avec toi.

— Je crache sur votre paix ! cria Electra tandis qu'une contraction encore plus violente la secouait.

Le regard de Finn se fit opaque, distant. Je regardais, fasciné ; car je savais désormais que les Cheysulis, même s'ils prétendaient n'être que des hommes, étaient bien plus que cela.

Finn s'agita. Sa tête pencha en avant, comme s'il s'endormait, puis elle se redressa spasmodiquement. Son visage perdit le peu d'expression qui lui restait, et je sus tout à coup que quelque chose avait mal tourné.

Electra hurla ; Finn fit écho à son cri.

Storr bondit dans la pièce en grondant et se fraya un chemin parmi les suivantes. J'entendis des cris, des pleurs ; les femmes juraient en solindien.

Finn était blanc comme un linge. Je posai ma main sur son bras et je sentis qu'il était rigide et secoué de spasmes en même temps. Puis je m'aperçus que c'était maintenant Electra qui agrippait sa main, et que Finn ne pouvait pas se libérer.

Je tirai sur leurs mains jointes pour les séparer, mais Electra semblait dotée d'une force surhumaine. Ses ongles s'enfoncèrent dans la chair de Finn, et le sang coula.

Je parvins enfin à les séparer ; Finn s'écroula, toujours tremblant, les yeux ouverts, les pupilles réduites à de simples trous d'épingle. Il était conscient cependant ; il gronda. Il se redressa, et le regard qu'il me jeta était celui d'un prédateur prêt à l'attaque.

Je compris instantanément quelle était la proie qu'il visait. Il essaya de revenir auprès du lit, les doigts tendus comme des serres, le regard fou. Si je ne parvenais pas à l'arrêter, il se jetterait sur Electra et la tuerait.

Finn était fort, mais l'énergie du désespoir m'animait ; je parvins à le pousser contre le mur et à l'immobiliser. Je le bloquai d'un bras jeté en travers de sa gorge ; il gronda de nouveau.

Priant pour arriver à le contenir, je l'observai, et sentis tout de suite le moment où l'étrange crise cessa.

Son corps se détendit d'un coup, et il serait tombé si je ne l'avais pas maintenu. Je pense qu'il fut près de s'évanouir, mais il fit appel à tout son contrôle cheysuli et resta conscient. Il se redressa, ses dents blanches découvertes dans une grimace de peur et de douleur.

— Finn ?

— Tynstar... ( Sa voix n'était qu'un murmure rauque et empli de crainte. ) Tynstar... est ...

Il fallait que je fasse sortir mon homme lige de la pièce. Sur le lit, Electra continuait de crier de douleur, et ses suivantes s'agitaient autour d'elle. J'entraînai mon homme lige hors de la chambre et l'appuyai contre le mur. Il se laissa faire comme s'il avait été une poupée de chiffon, molle et sans grâce.

— Par les dieux, Finn, sais-tu ce que tu as failli faire ?

— Tynstar... répéta-t-il. Karyon, c'était Tynstar !

— Il n'est pas là ! Comment serait-ce possible ? C'est Electra que tu as presque assassinée !

Il passa une main tremblante sur son visage.

— II était... là. Tynstar a tendu un piège...

— Cela suffit !

Au même moment, le cri aigu d'un nouveau-né déchira l'air. J'aurais voulu aller auprès d'elle, mais Finn avait besoin de moi. Pour une fois.

— Finn... Va te reposer. Mange, bois quelque chose. Vas-y, avant que tu t'écroules et que je doive te porter hors d'ici.

Il me regarda comme s'il ne parlait plus l'homanan.

— Finn, vas-y, s'il te plaît !

Il s'agenouilla. Pas pour prier, ni pour me demander pardon. Non. Il mit les bras autour du cou de Storr et le serra contre lui.

Je les abandonnai à leur communion silencieuse et entrai dans la chambre pour voir mon épouse.

Les suivantes étaient en train d'envelopper le bébé dans ses langes. L'une d'elle me le déposa dans les bras.

— C'est une fille, mon seigneur Mujhar, me dit-elle.

Je regardai le petit visage fripé ; qu'importait que je n'aie pas encore de fils. J'en aurais en temps voulu. Mais cette petite vie m'appartenait, elle était mon gage d'éternité.

J'allai vers le lit en portant ma fille dans mes bras. Je m'agenouillai et montrai notre enfant à Electra.

— Ton héritier, murmura-t-elle.

Elle ne savait pas encore. Ses suivantes n'avaient pas osé le lui dire.

— Notre fille, répondis-je doucement.

Elle ouvrit les yeux tout grands.

— Une fille ? Ces jours de souffrance pour une fille ! Pas d'héritier pour Homana, ni pour Solinde... Comment vais-je remplir ma part du marché ? Cette naissance a déjà failli me tuer...

— Calme-toi, Electra, nous aurons des fils plus tard. Je ne veux pas que tu sois triste d'avoir donné le jour à une petite princesse.

— Une fille ! A quoi peut-elle me servir ? Je voulais un fils !

— Dors, repose-toi. Je reviendrai plus tard.

Elle finit par s'endormir d'épuisement ; je caressai doucement ses cheveux humides de sueur, puis, avec un dernier regard pour le bébé, je quittai la chambre.

Les hérauts répandirent bientôt la nouvelle de la naissance, et les cloches se mirent à sonner. J'avais une fille, mais aussi un problème.

Finn n'était pas dans ses appartements. Ni dans les cuisines, ni nulle part ailleurs dans Homana-Mujhar.

Lachlan vint à ma rencontre, sans harpe, mais accompagné de ma sœur.

— Finn est parti avec son loup. Il n'a pas pris de cheval.

— Il devait avoir l'intention d'utiliser sa forme-lir, dis-je.

— Il était... bizarre, ajouta Torry. Il ne semblait pas lui-même, mais il a refusé de répondre à nos questions. Il avait l'air malade ; il a dit qu'il devait partir tout de suite.

— Où ? demandai-je avec angoisse.

— A la Citadelle, répondit Lachlan. Il a dit qu'il devait être purifié pour quelque chose qu'il a fait. Il a ajouté que vous ne deviez pas le suivre, ni envoyer personne le chercher. Il a précisé que c'était une question cheysulie privée, et que les exigences du clan ont parfois préséance sur les autres obligations.

— Je sais, murmurai-je. Mais a-t-il dit combien de temps il serait absent ?

Torry leva vers moi des yeux effrayés.

— A l'en croire, la nature de la purification dépend de celle de l'offense, et celle-ci était grave. Karyon... Qu'a-t-il fait ?

— Il a tenté d'assassiner la reine. ( Ils me regardèrent, choqués. ) Par les dieux, il faut que je le suive... Vous n'avez pas vu dans quel état il était...

Je tournai les talons pour partir et faillis renverser Rowan qui entrait.

— Mon seigneur, attendez ! J'apporte des nouvelles de Royce, votre régent à Lestra. Thorne d'Atvia prépare un plan d'invasion. Nous avons le temps d'établir nos défenses ; Royce a appris que Thorne a l'intention de prendre Hondarth, en arrivant par l'océan Idrien.

— Hondarth ! criai-je. Moi vivant, il ne mettra pas les pieds dans une cité homanane !

Je fermai les yeux un instant. Tout allait trop vite. La naissance de ma fille, la crise de folie de Finn. Et maintenant, une invasion.

Plus question de suivre Finn. Si un conflit armé était inévitable, nous devions nous y préparer.

Dès que je le pus, je laissai derrière moi les préparatifs de guerre et je partis pour la Citadelle. Je rencontrai Finn à mi-chemin. Il avait emprunté un cheval à son clan. La saison avançait vers l'hiver ; j'avais revêtu un manteau de laine verte par-dessus mes vêtements de chasse en cuir. Finn était toujours bras nus, sans manteau. Le vent poussait ses cheveux en travers de son visage. Il avait l'air plus âgé et plus dur. Son regard avait une expression étrange.

— Je voulais te suivre, même si Lachlan m'avait dit qu'il ne fallait pas. Tu avais l'air si perturbé... Mais un courrier est arrivé de Lestra...

— J'en ai entendu parler, fit-il après un long silence.

— C'est pour cela que tu es revenu ?

— Je ne suis pas encore revenu, souligna-t-il. Mujhara est là-bas. ( Il montra l'horizon de la main. )

— Tu en as l'intention, n'est-ce pas ?

— La place de l'homme-lige est auprès de son seigneur, dit-il. Je n'ai pas le choix. Je dois retourner et faire face à mes peurs, comme a dit le shar tahl. Sinon, le i'toshaa-ni n'aura pas été accompli. Je ne suis pas... purifié.

— Que dois-tu affronter ? demandai-je, mal à l'aise. J'aimerais autant que tu ne revoies pas Electra. Pourquoi voulais-tu la tuer ?

— Ce n'était pas elle, mon seigneur, mais Tynstar que je voulais tuer. Electra a été la meijha de Tynstar. Il l'utilise contre toi. A travers son âme, sinon à travers son corps.

— Finn...

— C'est moi qui ai failli mourir ! cria-t-il. Pas Electra, elle est trop forte. C'était Tynstar, je te le dis ; il m'a presque détruit, malgré mon sang cheysuli.

— Pars à Homana-Mujhar, alors, dis-je, irrité. Et attends-moi. D'abord, je dois voir Duncan, nous allons nous concerter.

Il y avait du gris dans les cheveux de Finn, qui n'était pas là auparavant.

— Je serai au palais, fit-il, aussi longtemps que je pourrai.

Bizarre façon de dire les choses, pensai-je. Avant que j'aie pu ajouter un mot, il lança sa monture au galop et partit vers Mujhara, Storr à ses côtés.